
Malgré son importance capitale, la lutte pour l’égalité des genres reste parfois perçue comme un enjeu réservé à certains cercles privilégiés. Cette perception soulève une question cruciale : comment une quête aussi essentielle peut-elle sembler si excluante ? Plus encore, comment garantir que l’égalité intègre véritablement toutes les femmes, dans toute leur diversité sociale et culturelle ?
Un combat marqué par des clivages sociaux
Au-delà des inégalités entre les sexes, la fracture sociale influence profondément les dynamiques du féminisme contemporain. Les avancées en matière de parité politique, de représentations professionnelles ou de droits économiques bénéficient souvent aux femmes issues de milieux favorisés, mieux éduquées et occupant des positions stratégiques.
Pendant ce temps, les femmes des milieux modestes — celles qui cumulent des emplois précaires, qui évoluent dans des zones rurales ou en marge des grandes métropoles — peinent à reconnaître leurs préoccupations dans les revendications des mouvements dominants. La focalisation sur des problématiques spécifiques aux élites contribue à creuser un écart entre les femmes que ce combat est censé unir.
Trois exemples inspirants : Indra Nooyi, Ursula Burns et Mary Barra
Il y a quelques années, je consacrais un portrait à Indra Nooyi, alors PDG de PepsiCo, dont le parcours extraordinaire symbolise les avancées possibles pour les femmes dans le monde de l’entreprise. Née en Inde, Indra Nooyi s’est hissée au sommet d’une des plus grandes multinationales, devenant une figure emblématique de l’égalité des genres dans le leadership économique.
Son exemple incarne une réalité positive et inspirante : il est désormais possible pour des femmes, même issues de contextes socioculturels éloignés des centres de pouvoir traditionnels, de briser les plafonds de verre à l’échelle mondiale.
Indra Nooyi a déclaré dans l’un de ses discours : « Une réussite qui ne laisse pas de portes ouvertes derrière elle est une réussite incomplète. » Cette phrase incarne une vision essentielle : la réussite ne doit pas être celle de quelques-unes au détriment des autres. Elle doit inspirer, certes, mais surtout ouvrir la voie à une égalité durable et inclusive, qui touche toutes les strates de l’entreprise et veille à ce qu’aucune femme ne soit laissée de côté.
De son côté, Ursula Burns, première femme noire à diriger une entreprise du classement Fortune 500 en tant que PDG de Xerox, illustre un autre type de réussite. Issue d’un milieu modeste, ayant grandi dans un quartier défavorisé de New York, elle a transformé Xerox d’une entreprise centrée sur l’impression à une organisation axée sur les services, tout en mettant en avant des pratiques inclusives et éthiques. Burns a également été une fervente défenseure de la diversité, insistant sur l’importance d’offrir des opportunités équitables à toutes et tous.
Enfin, Mary Barra, actuelle PDG de General Motors, offre un exemple marquant d’ascension sociale. Fille d’un ouvrier d’usine GM, elle a grandi dans une communauté ouvrière rurale avant de débuter sa carrière dans l’entreprise comme stagiaire en ingénierie. À force de persévérance et d’excellence, elle a gravi les échelons pour devenir, en 2014, la première femme à diriger un grand constructeur automobile mondial. Dans un secteur historiquement dominé par les hommes, elle a prouvé qu’une femme issue d’un milieu populaire pouvait non seulement réussir, mais également transformer une industrie.
Ces trois figures emblématiques, bien que différentes dans leurs trajectoires, partagent un point commun : elles montrent que l’égalité des genres au sommet de l’entreprise est non seulement possible, mais peut aussi redéfinir les standards du leadership.
L’impact au-delà des élites
Cependant, même les parcours les plus brillants comme ceux de Nooyi, Burns et Barra mettent en lumière certains défis persistants. Si leurs ascensions illustrent les avancées significatives pour les femmes occupant des positions de pouvoir, elles soulignent également le fossé qui demeure entre ces réussites individuelles et les réalités de nombreuses femmes à d’autres niveaux de l’entreprise.
Pendant que des figures comme Nooyi, Burns et Barra incarnent ce que l’on pourrait appeler le « sommet visible de l’égalité », des millions de femmes, en bas de la pyramide hiérarchique, continuent de se heurter à des obstacles structurels : salaires inéquitables, manque de reconnaissance, ou absence d’opportunités pour évoluer.
Cela dit, leur impact ne doit pas être minimisé. Leurs exemples rappellent qu’un féminisme d’impact est possible, dès lors qu’il s’appuie sur une ambition collective et sur des valeurs universelles. Comme l’a dit Nooyi : « Si vous réussissez mais que vous ne laissez pas de portes ouvertes derrière vous, alors cette réussite est incomplète. »
L’égalité réelle ne se mesure pas aux réussites d’un petit groupe, mais à la capacité d’une société à n’abandonner aucune femme en chemin.
Le danger d’un féminisme perçu comme élitiste
Ce décalage nourrit une méfiance croissante envers les figures médiatiques et institutionnelles qui incarnent les revendications féministes. Dans un contexte où les inégalités économiques s’aggravent, ces figures, souvent issues de milieux favorisés, sont perçues comme déconnectées des réalités du plus grand nombre.
Si ces voix sont indispensables pour faire avancer les discussions, leur omniprésence risque de donner une image biaisée de la lutte : celle d’une égalité pensée par et pour une minorité. En oubliant les travailleuses précaires, les femmes en reconversion ou les invisibles du monde du travail, on finit par réduire l’impact du féminisme et, paradoxalement, par renforcer l’exclusion qu’il cherche à combattre.
Bâtir un féminisme véritablement inclusif
Pour éviter de tomber dans les travers d’un féminisme à deux vitesses, il est impératif de réconcilier les différentes réalités vécues par les femmes. Cela implique une approche radicalement inclusive.
D’abord, il faut reconnaître et valoriser la diversité des parcours féminins : les préoccupations des femmes précaires, des mères isolées, des étudiantes ou des travailleuses doivent être intégrées au discours public et politique. Ces récits, souvent invisibilisés, sont pourtant essentiels pour construire une égalité authentique.
Ensuite, il convient de ne plus cloisonner les inégalités de genre et les inégalités sociales. Ces deux dimensions sont indissociables. Une approche intersectionnelle — qui tient compte des interactions entre les différents facteurs de discrimination — est non seulement un impératif moral, mais aussi un levier stratégique pour mobiliser plus largement.
Enfin, les mouvements féministes doivent aller au-delà des cénacles élitistes. Les revendications doivent être rendues accessibles, intelligibles et adaptées aux préoccupations concrètes des femmes dans leur diversité. Les campagnes de terrain, l’éducation populaire et les initiatives locales sont autant d’outils pour réinvestir les espaces populaires et rééquilibrer les priorités du combat féministe.
L’égalité ou rien
L’égalité des genres ne peut se limiter à un projet réservé à une élite. Pour devenir un véritable moteur de transformation sociale, elle doit embrasser toutes les réalités, s’adresser à toutes les femmes et s’attaquer à l’ensemble des inégalités qui freinent leur émancipation.
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