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Le monde sans ailleurs

Douglas Rushkoff reçoit un jour une invitation mystérieuse. Quelques dirigeants de la Silicon Valley souhaitent l'entendre parler du futur. Il s'attend à discuter innovations, intelligence artificielle, réalités virtuelles. En entrant dans la salle, il découvre cinq hommes, tous milliardaires. La première question tombe, brutale : « Comment garder le contrôle de nos gardes du corps quand l'argent n'aura plus de valeur ? »


Rushkoff comprend alors qu'ils ne cherchent pas à anticiper l'avenir, mais à survivre à ce qu'ils nomment The Event. Crise climatique, effondrement social, pandémie : le scénario importe peu. Ce qu'ils redoutent, c'est la perte de contrôle elle-même.


Dans Survival of the Richest, Rushkoff raconte cette rencontre comme une fable moderne. Ces hommes qui ont relié la planète entière par des câbles et des algorithmes en viennent maintenant à se méfier de leur propre création. Ils ont connecté le monde, et voilà qu'ils rêvent de s'en extraire. Certains achètent des terres en Nouvelle-Zélande, d'autres creusent des abris, comme si la survie relevait simplement d'une question d'ingénierie.


La réponse de Rushkoff les déstabilise par sa simplicité : « Peut-être que la meilleure manière de survivre, c'est d'apprendre à faire confiance. Pas après. Maintenant. »


Le paradoxe des bâtisseurs


J'avais écrit il y a quelques années sur les limites du techno-solutionnisme, cette croyance qu'aucun problème ne résiste à la bonne dose de technologie. Mais ce que révèle Rushkoff dépasse mes intuitions d'alors. Nous assistons à un retournement troublant : ceux qui ont investi des fortunes pour « améliorer » le monde admettent aujourd'hui que le système leur échappe.


Ils ont créé des outils pour domestiquer la complexité. La complexité a fini par les engloutir.

Les algorithmes négocient en nanosecondes sur les marchés financiers. L'intelligence artificielle prend des décisions que nous ne savons plus expliquer. Les réseaux sociaux amplifient des dynamiques que personne ne contrôle vraiment. Et face à ce monstre qu'ils ont enfanté, leur seule réponse est la fuite. Pas la réparation, pas la transformation : la fuite.

C'est d'un cynisme qui me laisse sans voix.


Un effondrement sans ailleurs


Des civilisations se sont effondrées avant nous. Rome, les Mayas, Byzance, l'Île de Pâques. Chaque fois, les causes différaient : épuisement des ressources, guerres, bouleversements climatiques. Mais toujours, il restait un ailleurs. Un territoire vierge où recommencer, une autre rive vers laquelle migrer.


Ce qui rend notre époque radicalement différente, c'est que nous avons saturé l'espace. Le capitalisme financier, les infrastructures numériques, l'extraction des ressources : tout cela a colonisé jusqu'au dernier recoin de la planète. Nous avons globalisé jusqu'à l'os.

Il n'y a plus de dehors où s'exiler.

Si l'effondrement vient, il sera total. Et c'est précisément cette absence d'issue qui terrifie ces milliardaires. Leur argent, aussi colossal soit-il, ne peut acheter ce qui n'existe plus : un monde de rechange.


L'effondrement est déjà


Je me demande parfois si nous ne nous trompons pas de temporalité. Nous parlons de l'effondrement comme d'un horizon, d'une menace future. Mais peut-être vivons-nous déjà en son cœur.

Considérez cette étrangeté : nous sommes connectés en permanence, pourtant la solitude n'a jamais été aussi massive. Nous produisons plus que jamais, mais peu d'entre nous ont le sentiment de créer quelque chose de durable. Nous optimisons tout (notre sommeil, notre productivité, nos relations) et terminons épuisés.

Ce n'est pas l'effondrement des infrastructures que nous traversons. C'est celui du sens.

Les milliardaires de Rushkoff l'ont perçu intuitivement : la machine qu'ils ont construite ne répond plus à aucun besoin humain fondamental. Elle tourne selon sa propre logique d'accélération, et eux se retrouvent pris au piège comme nous. La différence, c'est qu'ils peuvent s'acheter un bunker. Nous, nous devons composer avec ce qui reste.


Ce que révèle leur peur


Ce qui me fascine dans cette histoire, ce n'est pas tant leur angoisse de l'effondrement. C'est leur incapacité totale à imaginer une autre réponse que l'isolement.

Ces hommes ont révolutionné la communication, transformé le commerce mondial, redéfini notre rapport à l'information. On les présente comme des visionnaires. Et leur plan B consiste en un bunker fortifié avec des gardes armés ?

Cela en dit long sur leur conception de l'humanité.


Car ce qu'ils redoutent véritablement, ce n'est pas la fin du monde. C'est la fin de *leur* monde, celui où l'argent garantissait la sécurité, où le pouvoir valait protection, où la domination avait un sens. Ils découvrent, avec retard, ce que beaucoup d'entre nous savent déjà : l'argent ne peut acheter la confiance. Les murs ne créent pas de communauté. La technologie ne remplace pas le lien.

Dans leur scénario d'effondrement, qui cultivera leur nourriture ? Qui réparera leurs systèmes électriques ? Qui soignera leurs enfants ? Ils imaginent commander ces tâches, mais sans confiance mutuelle, leurs gardes les élimineront au bout de quelques mois. La survie ne se décrète pas. Elle se construit, collectivement, patiemment, dans la réciprocité.


Habiter autrement


Rushkoff nous ramène à une évidence que nous avons désapprise : si la réponse à la crise est individuelle, nous sommes perdus. Si chacun construit son refuge mental ou physique, nous ne faisons qu'accélérer ce que nous prétendons fuir.

Je ne prétends pas savoir comment nous sortirons de ce nœud. Je ne possède ni plan de sauvetage, ni solution miracle. Mais cette histoire m'obsède parce qu'elle pointe vers quelque chose d'essentiel : la seule chose que nous n'avons jamais réussi à automatiser, c'est la confiance. Et peut-être est-ce précisément ce qui nous reste à cultiver.

Le véritable luxe aujourd'hui n'est pas un abri blindé en Nouvelle-Zélande. C'est d'avoir des voisins sur qui compter. Des amis qui répondent présents. Une communauté qui vous rattrape quand vous tombez.

Cela ne s'achète sur aucune plateforme.


Une inquiétude qui persiste


En écrivant ces lignes, je mesure le privilège de pouvoir réfléchir à l'effondrement comme à un concept abstrait. Je ne suis pas réfugié climatique, je ne fuis pas une zone de guerre, je ne manque ni d'eau ni d'électricité. Cette distance me met mal à l'aise. Parler de l'effondrement depuis une position confortable relève peut-être d'une forme d'indécence.

Pourtant, l'histoire que raconte Rushkoff me hante. Si ceux qui possèdent tout tremblent pour leur avenir, que devons-nous en conclure ? Que leur peur valide nos craintes ? Ou qu'elle révèle simplement leur isolement, leur incapacité à concevoir un futur qui ne soit pas une forteresse ?

Je ne sais pas. Mais je crois que nous ferions mieux de chercher des réponses ensemble plutôt que chacun dans son coin. Parce que personne ne survivra seul à ce qui vient, pas même les milliardaires.


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©2019 par Steve Moradel

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