Si au départ, rien ne prédestinait cette pettie démocratie représentative à régime semi-présidentiel à devenir une des plus grandes puissances économiques d'Asie, sa vitalité, ses prouesses technologiques, son innovation constante dans de nombreux domaines ont permis à Taiwan de devenir le pivot de l'Asie-Pacifique en terme de stratégie. Son génie technologique et sa position géostratégique confèrent à cette petite île de 23 millions d’habitants située au sud-est de la Chine continentale un avantage unique au monde et attise les convoitises de Pékin et de Washington. La récente visite de la présidente de la Chambre des représentants américaine Nancy Pelosi - la plus élevée d'un responsable américain en exercice depuis Newt Gingrich en 1997 – n’a fait que dégrader un peu plus les relations sino-américaines déjà au plus bas. Pour répondre à cette visite, considérée comme une intervention hostile d'un État étranger dans les affaires intérieures chinoises, la Chine a suspendu toute coopération avec les États-Unis sur le réchauffement climatique et dans plusieurs autres domaines. Car aux yeux de Pékin Taïwan est une province séparatiste qui appartient à la République populaire de Chine et toute volonté de remettre en question le principe « Chine unique » - instaurée à la fin des années 1940 – est perçue comme une atteinte à la souveraineté et l'intégrité de son territoire.
Le détroit de Taïwan, une artère maritime vitale
En janvier 2010, la reprise des ventes d’armes à Taiwan pour un montant de 6,4 milliards de dollars par l’administration Obama et le renforcement de la présence navale des pays de l’Otan en Asie furent le signe d'un changement de stratégie des américains dans la région.
Le 15 septembre 2021, l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni annonçaient la mise en place d’une nouvelle alliance militaire tripartite, dite ‘AUKUS’ (acronyme de l’anglais Australia, United Kingdom et United States), visant à contrer l’expansionnisme chinois dans l’Indo-Pacifique. Pour l’Amérique il s’agit de conserver une supériorité militaire régionale et de freiner l’hégémonie chinoise contraire à ses intérêts dans la région. L’île de Taïwan - et particulièrement son détroit sont au cœur du pivot stratégique américain dans le Pacifique occidental. Le détroit de Taïwan n'est pas un détroit comme les autres, c'est une véritable artère martime vitale pour le commerce international. Ce détroit hautement stratégique fait partie de la mer de Chine méridionale et relie cette dernière à la mer de Chine orientale située au nord-est. Le détroit de Taïwan constitue un passage obligé pour les principaux flux maritimes commerciaux qui lient l’Europe, le Moyen-Orient et les principaux ports chinois, coréens et japonais.
Bousculé par la pandémie, destabilisé par la guerre russo-ukrainienne et les récentes manoeuvres militaires organisées par la Chine autour de Taïwan, le fret maritime mondial est confronté à l'une des plus grandes crises du transport maritime de l'histoire.
Alors que l'activité manufacturière continue de se contracter en Chine d’autres facteurs contribuent à accentuer cette crise: météo catastrophique - les plus fortes pluies en Chine depuis un siècle ou encore crise de la main d'œuvre... La durée des voyages des containeurs est désormais rallongé de plusieurs jours.
L'économie mondiale n'a jamais été aussi dépendante de la mer de ses détroits et la libre circulation et l'absence de blocage sur les routes maritimes sont, plus que jamais, vitales. Si l'essentiel du trafic pétrolier maritime (85%) passe par les détroit de Ormuz, Malacca, Bab-el-Mandel, Suez et le Bosphore dans celui de Taïwan 48 % des 5.400 porte-conteneurs en opération dans le monde ont transité en 2022 selon les données compilées par Bloomberg. Parce que le détroit de Taïwan est un des axes les plus stratégiques au monde le déclenchement d'une guerre dans la région aurait des conséquences catastrophiques pour le transport maritime et l'économie mondiale.
La Guerres des puces a déjà commencé
L'industrie des semi-conducteurs n’a pas échappé à la montée de la rivalité sino-américaine et de nombreuses entreprises chinoises – Dji, Huawei, Hikvision, Semiconductor Manufacturing International Corporation (SMIC) - ont été placées ces dernières années sur l’Entity list empêchant toute entreprise américaine de collaborer avec elle. En frappant le géant Huawei et plus généralement la Chine de toute une batterie de sanctions dont celle liée à l’accès aux technologies américaines notamment les semi-conducteurs de dernière génération conçus Etats-Unis, les Américains dessinent les contours de leur nouvelle doctrine géo-techno-politique. Car c’est bien l’industrie des semi-conducteurs, au centre des enjeux géopolitiques et économiques mondiaux, qui cristallisent les tensions sino-américaines.
La Chine, les Etats-Unis et Taïwan respectivement premier consommateur, premier producteur mondial et leader incontesté des semi-conducteurs de taille inférieure à 7 nanomètres (nm), jouent un rôle central dans la géopolitique des puces. La demande de ce nouvel "Or noir" a considérablement augmenté ces dernières années en raison de la numérisation accrue de l'économie mondiale. Ce marché pourrait peser à lui seul en 2030 plus de 1000 milliards de dollars. Le contexte géopolitique, l'inflation mais surtout l’épidémie de Covid-19 ont largement fragilisé les chaînes d'approvisionnement américaines et asiatiques et mis en lumière leur importance dans les économies modernes.
100 % de la capacité de fabrication de semi-conducteurs la plus avancée au monde (moins de 10 nanomètres) est actuellement située à Taïwan (92 %) et en Corée du Sud (8%).
Composant essentiel des appareils électroniques dans les domaines des communications, de l'informatique, de la santé, des systèmes militaires, des transports ou encore dans celui des énergies renouvelables, les semi-conducteurs - aussi appelé circuits intégrés ou micropuces - sont fabriqués à partir d'éléments purs, généralement du silicium ou du germanium, ou de composés tels que l'arséniure de gallium. Dans un processus appelé dopage, de petites quantités d'impuretés sont ajoutées à ces éléments purs, provoquant de grands changements dans la conductivité du matériau. Certains de ces minéraux bruts, non transformés également appelés - terres rares – et qui consistuent l’amont de la chaîne de valeur des semi-conducteurs sont essentiellement produits en Chine. En effet la Chine domine de la tête et des épaules ce secteur avec près de 75% de la production mondiale de terres rares et concentre la majorité des usines de traitement et de séparation. Pour consolider sa domination, voire la renforcer, la Chine a donné naissance en décembre 2021 au géant du secteur né de la fusion des principaux exploitants nationaux (China Minmetals Rare Earth, Chinalco Rare Earth & Metals et China Southern Rare Earth Group). BaptiLe nouveau géant - China Rare Earth Group - pèse plus de 62% de la production locale et domine le marché mondial aux côtés de la l’autre géant chinois Aluminium Corp of China et des mastodontes australiens: Lynas Rare Earths Ltd., Arafura Resources Limited et Iluka Resources Limited.
En 2019, en pleine guerre commerciale entre Pékin et Washington Xi Jinping avait médiatisé son déplacement dans une usine de traitement de terres rares pour rappeler l’avantage stratégique de la Chine en matière de métaux précieux.
Ces dernières années les géants mondiaux se sont lancés dans une véritable course à la puissance et à la miniaturisation des puces. L’explosion des coûts en recherche-développement a permis un bon en avant spectaculaire les microprocesseurs qui comptaient il y a quelques décennies 4 000 transistors en comptent aujourd’hui, à surface égale, près de 80 millions… TSMC - joyau de la couronne de l'économie taïwanaise et première capitalisation boursière d’Asie (440 milliards de dollars) devant Tencent - domine outrageusement le domaine de miniaturisation avec 92% de la production mondiale des semi-conducteurs de taille inférieure à 7 nanomètres (nm). TSMC annonce par ailleurs la fabrication de semi-conducteurs inférieurs à 2 nm d’ici 2025.
Au coeur de toutes les convoitises TSMC est aujourd’hui l’entreprise la plus stratégique au monde. Plus que jamais Taïwan est devenu l’enjeu central autour duquel se façonne la nouvelle guerre froide sino-américaine.
En imposant des sanctions contre plusieurs entreprises technologiques chinoises, Washington a encouragé la montée en puissance de la Chine dans l’industrie des semi-conducteurs. Déjà très en avance dans les domaines de l'intelligence artificielle ou encore de la Fintech la Chine nourrit de grandes ambitions d’hégémonie technologique.
Le secteur des semi-conducteurs chinois a bénéficié ces dernières années d'un soutien massif à l’industrie des composants électroniques au travers de la création du National Integrated Circuit Industry Fund plus connu sous le nom de Big Fund en raison de sa taille.
Pour viser l'autosuffisance Pékin a mis en place un régime favorable en matière de fiscalité et de propriété intellectuelle. Conscient de l'irrésistible ascension chinoise et de la nécessité de renforcer les chaînes d'approvisionnement américaines en semi-conducteurs le 4 février dernier, Sénat américain a adopté en juin 2021, la loi américaine sur l'innovation et la concurrence (USICA), une vaste législation sur la compétitivité. La Chambre des représentants des États-Unis a voté jeudi pour approuver les subventions à la fabrication nationale de puces et pour accélérer la recherche scientifique, avec l'adoption du CHIPS and Science Act de 280 milliards de dollars. Environ 52 milliards de dollars du projet de loi de dépenses - connu sous le nom de fonds de la loi CHIPS - seront consacrés à la construction d'installations de fabrication de semi-conducteurs sur le sol américain.
Si l'Europe est très en retard sur la Chine et les Etats-Unis, le vieux continent possède deux pépites : le britanique ARN et surtout le hollandais ASML un des leaders dans la fabrication de machines de photolithographie pour l'industrie des semi-conducteurs. En s'appayant sur la puissance et l'expertise de ces deux champions internationaux, en investissant massivement dans la R&D, en attirant les meilleurs talents dans le domaine, l'Europe peut espérer créer une offre à la hauteur des enjeux, encore faut-il faire qu'elle s'en donne les moyens. Le vaste plan de Bruxelles dévoilé en janvier dernier de 42 milliards d'euros d'investissements publics en faveur de l'industrie des semi-conducteurs d'ici à 2030 semble aller dans le bon sens même si il risque de ne pas suffir tant le retard sur la Chine et les Etats-Unis est important.
Cette crise des semi-conducteurs intervient sur fond de crise sanitaire, d'inflation mondiale, de questionnement général sur les bienfaits de la mondialisation et le déclin de l’activité industrielle occidentale.
Une revanche sur l'Histoire
La normalisation des relations entre les États-Unis et la Chine, voulue par Richard Nixon et Mao Zedong, sembledésormais bien lointaine. Si personne ne peut prédire si une Guerre éclatera entre la puissance dominante et la puissance ascendante rivale, qui aspire à dominer la première, les conséquences d’un conflit militaire seraient, à n’en pas douter, une catastrophe pour les deux parties et le reste du monde. Si toute comparaison est hasardeuse - tant la situation est différente - le piège de Thucydide, inspiré du récit que fait le grand historien grec de la guerre du Péloponnèse opposant Spartes à Athènes entre 431 et 404 avant notre ère, nous apprend une chose essentielle : dans notre passé historico-tragique l’émergence rapide de toute nouvelle puissance a résulté - dans 11 cas sur 15, depuis 1500 - par une guerre, nous rappelle Graham Allison chercheur américain en science politique.
Le 1er juillet 2021, le Parti communiste chinois célébrait ses 100 ans. A cette occasion, le Président Xi Jinping, depuis la place Tiananmen au cœur de Pékin là où Mao Zedong avait proclamé l’avènement de la République populaire, s’engageait devant une foule réunie pour l’événement à réunifier Taïwan à la Chine. Xi Jinping aime à rappeler que la Chine à de la mémoire faisant souvent référence aux deux guerres de l’opium livrées au XIXème siècle par les puissances occidentales et ressenties comme une humiliation nationale.
Le nouveau nationalisme chinois se nourrit d’un fort sentiment de revanche à l’égard des occidentaux, coupables d’avoir envahi jadis les côtes chinoises avant d’imposer des traités inégaux à l’empire du Milieu. Parce que la Chine souhaite prendre une revanche sur l'Histoire, Xi Jinping a fait de la conquête de Taïwan un objectif ne pouvant, comme il l’a déclaré, être reporté « de génération en génération ».
_______
Sources :
Comentarios